•Le pouvoir des narratives depuis l’âge des mythes
Les mythes sont les pierres angulaires de chaque civilisation, des récits atemporels qui cristallisent l’expérience humaine, l’élevant à un niveau universel. Imaginez l’Odyssée d’Ulysse : ce voyage semé d’épreuves, de tentations, d’obstacles qui, à chaque détour, fait écho à notre propre quête intérieure, à nos propres combats quotidiens. Les mythes nous rappellent ce que signifie être humain : éprouver, échouer, se relever, persister.
Le mythologue américain Joseph Campbell (1904-1987), connu pour ses travaux sur la mythologie comparée et la religion comparée, s’est concentré sur les modèles et les structures universelles des mythes, explorant comment ceux-ci façonnent l’expérience et la compréhension humaines. Campbell a décrit dans son livre influent Le héros aux mille visages (1949)1 une structure narrative commune qui apparaît dans les mythes, les légendes et les histoires de toutes les cultures. Cette structure suit un héros qui se lance dans un voyage transformateur, fait face à des épreuves et revient finalement transformé avec de nouvelles idées ou pouvoirs.Ce modèle cartographie les étapes universelles que traverse un héros, reflétant la croissance, la transformation et la découverte de soi.
Aujourd’hui, les récits de super-héros inspirent beaucoup de réalisateurs et scénaristes de Hollywood. Leurs produits ne sont rien d’autre que les mythes modernes, des projections de nos peurs et de nos espoirs collectifs dans un monde de plus en plus complexe. Ils remplissent ce même rôle ancestral : donner forme à l’inexplicable, rendre tangible l’immatériel. Une revue de films ayant un grand succès révèle l’adoption de la structure narrative des mythes. Une structure qui a influencé l’humanité depuis des siècles et continue à le faire avec la même force et la même ampleur.
• L’importance des narratives dans la prise de décision
Les travaux récents en neuroscience cognitive nous informent que l’Etre humain ne prend pas ces décisions de façon rationnelle et logique uniquement, la vérité c’est qu’il décide aussi de façon émotionnelle et subconsciente, parfois de façon irrationnelle et justifie cette décision de façon rationnelle2. Dans chaque décision majeure, il y a une histoire qui se joue, un schéma narratif qui guide l’action. Lorsqu’un dirigeant choisit de se lancer dans une nouvelle aventure entrepreneuriale, il ne se base pas uniquement sur des études de marché et des projections financières; il imagine un futur, une vision dans laquelle cette décision le mène quelque part. Lorsque Steve Jobs, en 1997, retourna chez Apple, il imposa une nouvelle histoire à l’entreprise : celle d’un renouveau créatif, d’un produit qui serait plus qu’un simple outil, mais un compagnon pour chaque individu. Il raconta cette vision de manière si puissante qu’elle guida chaque choix stratégique, transformant Apple en un géant de l’innovation. Chaque leader, qu’il s’agisse d’un parent guidant sa famille ou d’un chef d’Etat traçant la destinée d’un peuple, construit son récit, imprégné de ses valeurs, de ses rêves et aussi de ses peurs. Ce récit, souvent, est plus décisif que les faits eux-mêmes.
•L’importance des narratives comme véhicule des émotions
Rien ne touche plus l’âme qu’une histoire chargée d’émotion. Lors des premiers pas de l’homme sur la lune, Neil Armstrong ne prononça pas un simple fait scientifique, mais une phrase devenue légende : « Un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité. » Ces mots, chargés de sens, résonnèrent dans le cœur de millions de gens, capturant à la fois la peur, l’émerveillement, et la fierté. Les émotions rendent les récits vivants, elles permettent à chacun de se projeter, de ressentir intensément et s’identifier avec les principaux personnages. Quand un médecin raconte à une famille comment il a lutté pour sauver une vie, il ne livre pas un simple rapport médical ; il partage une histoire de lutte, d’espoir et de dévouement, et c’est cette histoire qui crée un lien indéfectible. Dans nos relations personnelles, comme dans les récits des médias, à travers les émotions qu’ils véhiculent. L’émotion est ce qui scelle la mémoire, ce qui transforme l’information en expérience partagée. Une histoire bien racontée est un puissant véhicule des émotions.
•L’importance des narratives pour la mémorisation
Les enfants se souviennent des contes de leur enfance bien après avoir oublié les règles de grammaire ! Les récits sont des capsules mnésiques, des schémas structurés qui transforment l’information brute en images mentales inoubliables. Prenons le cas des techniques de mémorisation. En reliant chaque fait à une image, une histoire, on s’en souvient facilement. C’est ainsi que des générations ont retenu la Bible, le Coran, les récits fondateurs des cultures du monde. La structure d’un récit agit comme une boussole dans notre esprit, permettant de naviguer dans la complexité du savoir, de relier les éléments disparates. Durant notre vie, nous rencontrons beaucoup de personnes, nous les oublions des jours après, sauf celles qui nous ont impactés par leurs histoires. Cependant, si on rencontre un personnage dans un roman qui nous a plu, il restera avec nous durant notre vie. Les entreprises modernes utilisent ce principe : pour enseigner les valeurs, elles racontent des histoires fondatrices, des anecdotes qui font écho aux employés, bien plus qu’une simple charte de règles.
•L’influence des narratives et la promotion de la pensée unique
Les récits peuvent unir ou détruire, élever ou avilir.Les histoires possèdent un pouvoir singulier : elles capturent l’imagination, transforment la perception, et surtout, elles agissent comme des portes d’entrée dans des mondes idéologiques où le jugement est suspendu. Les extrémistes ont compris depuis longtemps que, pour transformer un homme en soldat d’une cause, il ne suffit pas de lui parler – il faut l’immerger, le faire vivre une épopée où chaque mot devient un pas vers une vérité absolue. L’extrémisme sait comment se nourrir d’histoires simplifiées, de récits binaires où le monde se divise en “eux contre nous”. Le héros est pur, prêt à sacrifier sa vie pour un idéal, tandis que l’ennemi est corrompu, symbole d’une menace insidieuse et omniprésente. En simplifiant le monde en un affrontement manichéen de lumière et de ténèbres, ces récits en appellent au cœur plus qu’à l’esprit. Ils soulagent le doute, mettent fin à la complexité, et offrent aux individus une carte morale simplifiée, où chaque action semble justifiée, où la violence devient une nécessité défensive. Au cœur de cette stratégie narrative, il y a une mécanique d’identification. Les récits extrémistes ne décrivent pas simplement des idées; ils invitent les individus à devenir acteurs, héros de leur propre histoire. Ainsi, le pouvoir des histoires dans l’extrémisme réside dans cette capacité à encapsuler des visions du monde où la complexité est bannie, où l’empathie s’efface derrière des certitudes rigides. Ces récits ne construisent pas simplement une idéologie; ils bâtissent un espace mental où les émotions dominent la raison, et où l’adhésion à une cause devient une évidence incontestable. Sous cette emprise narrative, l’individu se perd pour devenir une partie d’un tout, aveuglé par la beauté trompeuse d’une histoire qui promet un idéal en échange de l’abandon de son humanité.
•Le pouvoir des narratives en politique
La politique est l’art de raconter un récit collectif, d’orienter la nation vers un idéal. Aux Etats-Unis, le rêve américain, cette promesse « d’ascension sociale pour qui travaille dur », est un récit qui a façonné l’identité du pays. John F. Kennedy, en promettant de poser un homme sur la lune, créa un défi collectif qui transcenda les divergences politiques. Dans chaque pays, la narration politique est un outil pour construire une identité et orienter le peuple. C’est en ce sens que les discours politiques, souvent, ne sont pas de simples mots : ils sont des récits qui peuvent construire ou déconstruire des sociétés tout entières.
Le pouvoir des récits en contextes de conflits politiques est fascinant, un peu comme la partition d’une symphonie qui cherche à dominer les émotions de chaque auditeur. Cet art de manipuler les récits devient une science subtile, un jeu de symboles et de mots qui transcende les faits pour s’ancrer dans les imaginaires collectifs, où chaque phrase devient un coup de pinceau dans la toile complexe des émotions humaines. Les récits politiques agissent comme des légendes modernes. Ils magnifient, parfois jusqu’à la déformation, les idéaux, les valeurs, et même les souffrances pour tisser des héros et des antagonistes.
Au-delà du conflit visible, il existe une guerre invisible, celle de l’imaginaire, où chaque partie tente d’ancrer son discours dans l’esprit de son peuple, comme une vérité absolue, un phare qui éclaire la voie. L’efficacité d’une narration en politique réside dans sa capacité à susciter l’identification : elle raconte les blessures, les espoirs, les frustrations, et la résilience de ceux qui écoutent, leur offrant une place au sein d’un récit qui dépasse leurs vies individuelles.
• Le pouvoir des narratives en management des organisations
Les grands leaders ne sont pas seulement des stratèges ; ce sont des conteurs. Winston Churchill, pendant la Seconde Guerre mondiale, sut galvaniser une nation entière par ses discours enflammés, dessinant un récit de résilience, de courage et de victoire. Il fit de chaque Britannique un acteur de cette épopée nationale, transformant le désespoir en espoir. De Mandela à Martin Luther King, les grands leaders savent que leurs paroles sont des graines de conviction, des étincelles d’inspiration. Ils donnent une direction, un sens, une raison de se battre pour quelque chose de plus grand que soi.Ils avaient le pouvoir de raconter des histoires.
Lorsque l’on introduit le changement dans une organisation, la résistance surgit. C’est le récit qui vient apaiser ces peurs, qui transforme l’incertitude en opportunité. Satya Nadella, PDG de Microsoft, raconte comment il a changé la culture d’une entreprise bureaucratique pour en faire un lieu d’innovation. En créant un récit autour de l’apprentissage et de la curiosité, il a insufflé une nouvelle énergie. Les collaborateurs, au lieu de voir le changement comme une menace, l’ont perçu comme un voyage collectif, un défi partagé. Ce pouvoir de la narration en management est ce qui permet de transformer chaque collaborateur en acteur du changement.
La vente efficace n’est pas qu’un échange matériel, elle est une promesse d’émotions, d’expériences. Un bon vendeur de produit, de service, d’idée, de vision ou de changement, ne décrit pas ce qu’il veut vendre; il raconte ce qu’il peut transformer dans la vie de l’acheteur. Dans les années 1960, Marlboro transforma une simple cigarette en un symbole de liberté et de masculinité, grâce au mythe du cowboy solitaire. Cette image, ce récit, devint une icône, et propulsa Marlboro en tête des ventes mondiales. Le pouvoir de la narration en vente est d’offrir une histoire, de rendre chaque achat significatif, de tisser un lien émotionnel entre l’objet et l’acheteur.
• Le pouvoir des narratives intra-individu
Dans la solitude des pensées, une histoire peut se métamorphoser en une boussole émotionnelle, un guide silencieux qui oriente, réoriente, et finit par redéfinir l’individu de l’intérieur. C’est là, dans cette profondeur intime, que se jouent les batailles de l’âme. Le récit se fait miroir, se fait écho, et devient presque le tissu même de la pensée. Chaque individu porte en lui un récit dominant, cette histoire qui colore ses perceptions et modifie subtilement ses réactions. Quand un récit s’invite dans notre esprit, il ne fait pas que se raconter ; il modèle la manière même dont nous comprenons le monde. Et lorsqu’une histoire trouve un terrain fertile, elle s’enracine, envoûte, se réinvente à chaque questionnement intérieur. Elle devient cet ami muet, ce compagnon qui murmure des vérités subjectives, mais inébranlables. Le pouvoir des narratives intra-individu réside dans leur capacité à devenir des prismes à travers lesquels tout est observé, jugé, vécu. Elles transforment les perceptions en convictions. Ainsi, un simple souvenir, une phrase entendue, un regard échangé, peut prendre une ampleur démesurée, s’enrichir d’une signification qui dépasse l’instant. L’histoire, une fois ancrée, tisse une toile subtile dans l’esprit de l’individu, une toile où chaque fil est une croyance, un sentiment, une certitude.
Ainsi les histoires ont ce pouvoir de gérer soi-même et gérer les autres. En ces temps où l’incertitude est certaine et les vagues de complexité arrivent de partout, le pouvoir de structurer les informations disparates en incomplètes est devenu une compétence nécessaire pour tout leader voulant mener au succès tout projet de changement.
Par Abderrazak Hamzaoui
Email : hamzaoui@hama-co.net
1 Joseph Campbell, Le héros aux mille visages (1949)
2 George Lakoff, Philosophy in the flesh (1999)
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