« Je ressens un certain vague à l’âme », confie à un journaliste de l’AFP le dirigeant espagnol, en soupirant profondément avant d’évoquer le sort des Ukrainiens face à l’invasion russe.
« Nous avons travaillé étroitement avec ces gens, qui sont extraordinaires, qui se battent pour leur survie. Et qui sait ce qui va leur arriver maintenant », dit-il dans un nouveau soupir.
Le « job » de chef de la diplomatie européenne est souvent ingrat.
Si l’Europe n’est pas à la table, elle sera au menu, dixit M.Borell
Les Etats membres, surtout les plus grands, sont jaloux de leurs prérogatives en ce qui concerne les affaires étrangères, et il est parfois impossible de trouver un accord sur une position commune, tant les divisions sont fortes entre Etats membres.
En cinq ans de mandat, Josep Borrell, 77 ans, a vécu en première ligne quelques-uns des événements les plus marquants de l’Histoire récente, de la guerre en Ukraine, au conflit au Moyen-Orient, en passant par la pandémie de Covid-19.
Mais c’est sans conteste l’invasion russe de l’Ukraine, lancée dans la nuit du 24 février 2022, qui a bouleversé son mandat et profondément changé l’approche diplomatique de l’Union européenne.
Josep Borrell, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères avec plus de 40 ans d’expérience politique, a vite compris ce changement d’époque et la nécessité de fournir rapidement des armes aux Ukrainiens, une option considérée comme tabou par plusieurs Etats membres.
Ses services lui ont d’abord proposé une aide de 50 millions d’euros en faveur de l’Ukraine.
« J’ai dit, mais vous êtes fous, est-ce que vous savez de quoi on parle ? Il s’agit d’une guerre! Ajoutez un zéro à votre chiffre », raconte-t-il. « Cela a été un vrai bouleversement dans notre façon de nous comporter », ajoute-t-il, ballotté dans la nuit par les cahots du train.
Depuis lors, l’UE a dépensé plus de 120 milliards d’euros pour aider l’Ukraine et frapper la Russie avec pas moins de quatorze « paquets » de sanctions destinés à entraver au maximum son effort de guerre, malgré l’opposition de certains pays comme la Hongrie.
L’Ukraine a révélé une vraie détermination des Européens à agir mais pas le Moyen-Orient, regrette toutefois Josep Borrell.
Face à l’offensive dévastatrice lancée par Israël à Gaza après les attaques sans précédent lancées le 7 octobre 2023 par le Hamas sur son sol, l’Union européenne est restée impuissante, minée par ses divisions.
M. Borrell a souvent fait figure d’exception en dénonçant avec force ce qu’il considère comme les excès d’Israël, dans des messages de plus en plus désespérés sur les réseaux sociaux.
Selon lui, cette impuissance a nui à la réputation de l’UE sur la scène internationale.
« Ma plus grande frustration est de ne pas avoir été capable de faire comprendre qu’une violation du droit international est une violation du droit international, quel qu’en soit l’auteur », explique-t-il. « Nous sommes devenus un acteur en ce qui concerne l’Ukraine, nous ne le sommes pas devenus au Moyen-Orient ».
Le rôle du Haut-représentant pour la politique extérieure et de sécurité est entièrement tributaire du bon vouloir des Vingt-Sept et chaque décision requiert l’unanimité.
Josep Borrell a souvent fait grincer des dents dans les capitales européennes en allant bien au-delà de ce qui avait été décidé au préalable.
« On doit briser les tabous », explique-t-il. « Les éléments de langage sur lesquels on se met d’accord ne disent rien la plupart du temps. On se met d’accord pour ne rien dire ».
Pour lui, le rôle du chef de la diplomatie européenne consiste à aiguillonner les 27 pour agir, prendre position, mais l’Europe ne pourra faire l’économie d’une réforme de ses processus de décision. « Cette fonction a besoin de plus de pouvoir. Si le changement ne se fait pas, l’Europe ne sera jamais un acteur géopolitique ».
Ses détracteurs, nombreux à Bruxelles, critiquent ses « bourdes » et erreurs tactiques. Comme cette humiliation subie à Moscou en 2021 lorsqu’il apprend l’expulsion de diplomates européens en plein entretien avec son homologue Sergueï Lavrov.
Mais l’invasion russe de l’Ukraine l’a aidé à apprendre, juge le ministre lituanien des Affaires étrangères Gabrielius Landsbergis, interrogé par l’AFP.
« Nous avons vu comment il est passé de l’état d’agnostique par rapport à la menace russe à celui de +faucon+, de dur », explique le ministre dont le pays avec d’autres proches géographiquement de la Russie, a longtemps lancé en vain des avertissements contre le président russe Vladimir Poutine.
Josep Borrell a aussi eu des moments heureux, avec l’accueil reçu en Ukraine pour sa dernière visite ou le rapatriement réussi de centaines de milliers de ressortissants européens pendant la pandémie de Covid.
Ancien professeur d’université, il se ressource en marchant et en lisant.
Dans le train du retour, il évoque un célèbre poème d’Antonio Machado qui débute par ces quelques mots: « Todo pasa y todo queda/Tout passe et tout reste ».
Il quittera le mois prochain ses fonctions, dans un monde plus imprévisible après l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis.
« Si l’Europe n’est pas à la table, elle sera au menu », assure celui qui a toujours voulu que l’UE apprenne le « langage du pouvoir ». « Ce n’est toujours pas clair pour tout le monde », regrette-t-il.
Lundi, il devait présider ce qui devrait être son dernier conseil des ministres des Affaires étrangères de l’UE. Il sera remplacé par l’ancienne Première ministre estonienne Kaja Kallas, 47 ans.
« Elle agira très bien, sera très heureuse et souffrira moins que moi », prédit-il.
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