Une transformation silencieuse qui nous guette
Mais comment en est-on arrivé là ? Ce n’est pas une simple dérive. C’est une érosion lente. Un effritement quotidien. Un oubli insidieux des vertus essentielles : la pudeur, l’honneur, la transmission, la parole donnée. Alors, comment y remédier ? Pas avec des slogans. Ni avec des lois sèches qui tombent comme des couperets sur des esprits déjà vides. Il nous faut réenchanter la conscience collective. Réapprendre à raconter ce que signifie vivre ensemble. Bâtir de nouveaux récits.
Les récentes découvertes en neurosciences1 ne font que confirmer ce que les sages chuchotaient depuis toujours : l’être humain ne tient debout que s’il marche avec ses deux jambes intérieures — l’esprit et le cœur. L’un s’ancre dans la lumière de la connaissance, dans les vérités rationnelles, les repères intellectuels, les structures logiques du monde.
L’autre s’élève vers les hauteurs silencieuses de l’âme, à la recherche de modèles qui inspirent, de récits qui élèvent, de silences habités qui donnent sens à l’invisible. Priver l’homme de l’un, c’est le condamner à l’amputation. Car un esprit nourri sans cœur inspiré devient arrogant, sec, calculateur. Et un cœur brûlant sans esprit éveillé devient naïf, fragile, manipulable. L’équilibre n’est pas un luxe : il est vital. Il est cette fine ligne entre savoir et sagesse, entre apprendre et s’émerveiller, entre raisonner et ressentir.
Ce n’est pas une théorie, c’est une urgence intérieure. On peut réussir, briller, convaincre — mais si l’un de ces deux pôles est ignoré, c’est l’ensemble qui s’effondre. L’humain devient boiteux, titubant dans un monde trop complexe pour être compris sans le cœur, trop brûlant pour être aimé sans la tête.
De la rationalité extrême à l’extrémisme religieux
Tout vouloir expliquer par la raison est, en vérité, une autre forme d’extrémisme. Un extrémisme propre, bien habillé, souvent applaudi, mais qui tue doucement. Il tue le mystère. Il étouffe la beauté. Il mutile l’âme. Car à force de vouloir tout démontrer, tout cadrer, tout mesurer, on finit par ne plus rien ressentir. C’est le règne des chiffres froids, des raisonnements sans chair, des existences linéaires, sans vertige, sans élévation. C’est une modernité qui sait disséquer un cœur, mais qui ne sait plus aimer.
Tout justifier par la spiritualité, au mépris de la raison, c’est marcher à côté de l’histoire, les yeux fermés, le cœur dans les nuages, les pieds dans le vide. C’est confondre foi et fuite, intuition et illusion, mystique et dérive. C’est ériger l’émotion en absolu et confondre le souffle du sacré avec le brouillard du populisme.
Entre ces deux abîmes, il y a un chemin. Un sentier étroit, mais lumineux. L’équilibre.
Trouver la juste dose. Oser penser sans éteindre le cœur. Oser ressentir sans renier l’intelligence. Intégrer la lumière de la raison avec la chaleur du sens. Ce n’est pas une idée nouvelle. C’est ce que la science contemporaine, dans ses avancées les plus fines, commence à murmurer : les émotions sont centrales dans nos décisions, notre mémoire, notre bien-être. L’humain est un tissu d’émotions et de logique, de chair et de ciel.
La rencontre symbolique d’Ibn Rochd et Ibn Arabi (INTER TITRE)
Il y a dans notre mémoire collective un moment suspendu, un éclat d’intelligence et de mystique : la rencontre entre Ibn Rochd, le maître de la raison limpide, et Ibn Arabi, le voyageur de l’invisible. L’un, architecte de la pensée structurée, croyait au pouvoir du raisonnement pour accéder au réel. L’autre, poète de l’âme, ouvrait les portes du cœur par des métaphores brûlantes, par des visions intérieures tissées de lumière. Et dans cette rencontre, il n’y eut ni conflit ni contradiction — seulement un dialogue silencieux entre deux langages de vérité.
Ibn Arabi, dans ses écrits2, ne renie pas la rigueur du philosophe. Il cite Ibn Rochd avec respect, le reconnaissant comme une boussole précieuse. Mais très vite, il l’invite à franchir un autre seuil : celui du cœur. Car si la raison donne des structures, elle ne suffit pas à embrasser le mystère. Le cœur, lui, danse là où la logique s’arrête.
Et dans notre monde d’aujourd’hui — saturé d’informations, éclaté de toutes parts, asphyxié par le bruit — ce dialogue ancien devient prophétique. La raison nous donne des repères dans le chaos. Elle structure. Elle classe. Elle rassure. Mais seule, elle ne guérit pas. Elle peut expliquer la souffrance, mais non la consoler. Elle peut nommer le manque, mais non l’apaiser. C’est là que le langage métaphorique entre en scène. Non comme une fuite du réel, mais comme un passage vers une vérité plus vaste. Les symboles, les images, les récits — tout ce que la poésie murmure et que le cœur comprend avant même que l’esprit ne l’analyse — deviennent des boussoles dans la tempête. L’être humain n’a pas seulement besoin de savoir. Il a besoin de sens. Et le sens profond ne pourrait être donné qu’à travers un mythe fondateur.
Construire ou faire revivre le mythe fondateur
Un mythe fondateur est une vérité invisible qu’on révèle. C’est un passé qu’on relit avec les yeux de l’espérance, un présent qu’on habite avec intensité, un futur qu’on invoque avec foi. Créer un mythe fondateur, c’est tendre l’oreille vers les échos du passé pour révéler ce qui peut encore être. C’est regarder l’histoire comme un gisement d’étincelles prêtes à rallumer la flamme du sens.
Les modèles mythiques ne sont pas des statues. Ce sont des présences vivantes, enracinées dans une trajectoire, une lutte, une blessure parfois. Le mythe relie le présent à une histoire plus grande. Il tisse un fil invisible entre les pas que nous posons aujourd’hui et les pas de ceux qui nous ont précédés. Il inscrit nos choix dans une généalogie du sens, dans une mémoire vivante.
Créer un mythe commun ou faire renaitre un ancien, ce n’est pas enjoliver le réel — c’est lui donner une âme. Le mythe fonctionne comme un langage qui structure l’inconscient collectif 3. Dans un monde fragmenté par les fonctions, les métiers, les statuts, les langages codés des experts et les silences des invisibles, un mythe partagé agit comme un fil d’or tissé à travers la diversité.

Par Abderrazak Hamzaoui
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net
1 : George Lakoff: Philosophy in the Flesh: The Embodied Mind & its Challenge to Western Thought
2Ibn ARABI , (Al Futûhât Almakia I, 15, p 232-240)
3 : Claude Lévi-Strauss – Anthropologie structurale (1958)
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