Quand la gouvernance vacille, tout l’édifice tremble. Le développement devient alors un château de cartes — instable, inéquitable, prêt à s’effondrer au premier souffle de crise. Mais lorsqu’elle s’enracine dans l’éthique, la transparence et la participation, la gouvernance devient un socle. Un souffle collectif. Elle transforme la méfiance en confiance, le désordre en cohérence, l’exclusion en engagement. Elle donne à chaque citoyen la sensation, rare et précieuse, de compter. De pouvoir peser sur ce qui advient.
C’est là toute la promesse d’une gouvernance juste : elle ne garantit pas seulement des décisions efficaces — elle incarne une vision du monde où le pouvoir ne s’accapare pas, il se partage. Et ce partage-là, lorsqu’il est sincère et structurant, devient le ferment d’un développement qui ne laisse personne derrière. Inclusif. Équitable. Résilient. Un développement à hauteur d’humain. Seulement, une gouvernance transparente sans action est un mirage. Une action sans transparence est un danger. C’est dans leur union, dans cet équilibre entre lumière et mouvement, que se construit une gouvernance véritablement au service du développement — une gouvernance qui éclaire et qui avance.
Gouvernance et transparence
Gouverner, ce n’est pas simplement décider. C’est savoir voir clair au bon moment, discerner les signaux faibles au milieu du bruit, capter l’invisible avant qu’il ne devienne crise. C’est pourquoi les États investissent des fortunes dans la collecte de données, dans l’analyse stratégique, dans la veille permanente. Les organisations, elles, mobilisent cabinets d’études, consultants, baromètres d’opinion, pour choisir où se positionner, comment réagir, quand agir. Mais dans cette course à l’information extérieure, on oublie souvent l’essentiel : la lucidité intérieure. Car toute entité — qu’elle soit individuelle ou collective — ne peut prétendre avancer sans oser se regarder en face. Sans miroir. Sans vérité crue.
C’est ici que l’archétype de l’Ombre, tel que proposé par Jung1, devient plus qu’un concept psychologique : il devient un outil politique, stratégique, vital. À l’échelle d’un individu, l’Ombre renferme tout ce qui a été refoulé, ignoré, mis de côté — mais aussi ce qui sommeille, ce qui attend d’être réveillé : les forces brutes, les élans créateurs, les parts inavouées de notre puissance. Ce n’est pas ce qui est mal. C’est ce qui est enfoui. Ce que nous ne voulons pas voir mais qui nous gouverne tout de même. Transposée au niveau d’une organisation ou d’un État, cette Ombre prend la forme de l’opposition politique, du contre-pouvoir, du regard critique. Son rôle n’est pas de saboter ni de s’opposer pour s’opposer, mais d’incarner cette partie de la réalité que le pouvoir en place ne veut pas ou ne peut pas voir. Elle est là pour remettre du réel dans le récit, pour rappeler que tout pouvoir qui ne se confronte pas à sa propre ombre court vers l’illusion — et l’illusion, tôt ou tard, engendre la chute.
Ainsi, une gouvernance véritablement mature, qu’elle soit publique ou privée, ne se contente pas d’accumuler des données pour nourrir sa vision du monde. Elle apprend à se regarder dans le noir, à écouter ce qui dérange, à faire de l’Ombre non pas une ennemie, mais une alliée dans la quête de lucidité et d’équilibre. Car c’est dans cette confrontation féconde que naissent les décisions les plus justes, les plus humaines, les plus durables. Aller vers l’ombre ou intégrer le message de l’opposition
Passage à l’action par les trois Ms
Un système de gouvernance sans passage à l’action, c’est comme une arme laissée sur une étagère, chargée de potentiel mais vidée de sa puissance. C’est une promesse sans incarnation, une volonté suspendue dans les limbes de l’intention. Or, gouverner ce n’est pas seulement penser, anticiper, organiser. C’est faire. C’est traduire la pensée en mouvement. Mais l’action, pour être juste et féconde, ne se décrète pas. Elle exige des fondations solides, ce que l’on pourrait appeler les Trois M — Moyen, Méthode, Motivation — sans lesquels toute velléité de transformation s’épuise avant même d’avoir vu le jour.
D’abord, il y a le Moyen. Un rêve sans ressource reste un mirage. Une décision sans bras, sans outils, sans souffle reste lettre morte. Un système de gouvernance doit disposer des ressources nécessaires, des compétences humaines, des leviers matériels, des appuis financiers. Sans cela, même les décisions les plus éclairées tombent dans le silence des rapports non appliqués, des lois non exécutées, des projets figés bien présentés mais jamais incarnés.
Ensuite vient la Méthode. Car l’intention ne suffit pas. Toute action demande une architecture. Une manière de faire. Un art de déployer, d’agencer, de coordonner. Il faut une stratégie claire, des étapes structurées, des procédures adaptées. Gouverner sans méthode, c’est construire sans plan — et courir le risque de s’effondrer au premier choc, au premier imprévu, à la première résistance. La méthode, c’est le squelette invisible de toute action qui dure.
Mais est un moteur plus subtil, plus fragile, et pourtant plus décisif encore : la Motivation. Car sans elle, tout le reste s’effrite. On peut avoir les moyens, les outils, les plans — mais si le cœur n’y est pas, si le sens fait défaut, rien ne bouge vraiment. La motivation, c’est cette flamme intérieure qui relie l’action au « pourquoi ». C’est elle qui fait qu’on agit non par contrainte, mais par conviction. Elle ne se décrète pas, elle se cultive. Elle se nourrit de vision, de valeurs, de causes plus grandes que soi. Sans elle, les décisions s’empilent mais ne s’enracinent pas. Elles passent, mais ne transforment rien.
Ainsi, une gouvernance authentique, vivante, transformatrice, ne peut se contenter d’un des M en oubliant les autres. Il faut les trois. Le moyen comme bras, la méthode comme colonne, la motivation comme souffle. Sans cette trinité, l’action chancelle. Avec elle, elle s’enracine. Et c’est dans cette union — du possible, du structuré et du désiré — que naissent les véritables actes de transformation. Ceux qui déplacent les lignes. Ceux qui changent les vies.
Gouvernance et piège d’efficacité
Le plus grand risque qu’un système de gouvernance puisse prendre n’est pas l’erreur de stratégie, ni même l’échec d’un programme. Non. Le véritable risque, plus insidieux, plus profond, c’est le refus d’intégrer l’autre, cet autre qui nous dérange, qui nous défie, qui nous reflète. Cet autre que l’on évacue sous prétexte d’efficacité, d’optimisation, de rationalisation de l’effort. Mais cet autre, en réalité, n’est autre que notre propre ombre — cette part que l’on préfère ignorer pour préserver le confort de la ligne droite, l’illusion d’une direction unique, limpide, incontestée.
Car gouverner, ce n’est pas dominer la complexité par la simplification. C’est accueillir l’inconfort de la nuance. C’est oser se regarder dans un miroir qui ne flatte pas, qui révèle les angles morts, les contradictions, les vérités inconciliables. Mais qui dit vérité ? Qu’est-ce qu’une vérité dans un monde fragmenté ? Lakoff2 le rappelle avec justesse : ce que nous croyons vrai, ce n’est pas ce qui est, mais ce qui nous aide à survivre, à avancer, à cohabiter. Nos vérités ne sont pas absolues, elles sont fonctionnelles. Elles nous guident comme des boussoles silencieuses, discrètes mais puissantes. Elles orientent nos décisions, nos amours, nos indignations, nos révoltes.
Mais qu’advient-il si ces vérités sont incomplètes ? Si elles ne reflètent qu’un pan de la réalité, soigneusement sélectionné pour nous rassurer ? Alors, elles ne nous guident plus — elles nous enferment. Elles deviennent des prisons dorées où l’on tourne en rond, convaincus d’avancer. Et c’est souvent au détour d’un événement, d’une crise, d’un surgissement imprévu, que cette prison se fissure. Que l’on se rend compte que l’on a marché non vers le réel, mais vers son propre reflet.
Voilà pourquoi une gouvernance lucide ne peut se construire sans un dialogue constant avec l’altérité, sans une place faite à l’ombre, sans cette capacité à accueillir les vérités multiples sans les opposer, mais en les tressant en un récit commun, imparfait mais vivant. Une gouvernance qui ne se regarde pas seulement dans ses rapports de performance, mais dans le regard de ceux qu’elle n’entend pas encore. C’est dans cette tension-là — entre ce que l’on croit être vrai, et ce que l’on n’a pas encore compris — que réside l’intelligence politique la plus fine. Celle qui, au lieu de trancher, tisse…
Par Abderrazak Hamzaoui
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net
1 Carl Gustave Jung: the archetype and the collective unconscious
2 George Lakoff, Metaphors we lived by
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