Une hémorragie silencieuse de capitaux
Chaque année, des centaines de milliers de citoyens africains tentent d’obtenir un visa pour l’Europe, qu’il s’agisse de tourisme, d’études, de culture ou de visites familiales. Ces demandes, majoritairement rejetées dans des proportions alarmantes, entraînent un transfert massif de ressources des pays pauvres vers les pays riches, sans contrepartie ni remboursement. Marta Foresti, directrice du LAGO Collective, parle à juste titre de «transferts inversés», une inversion perverse des flux classiques de l’aide au développement.
Le coût du visa Schengen, déjà prohibitif, est passé en juillet 2024 de 80 à 90 euros. A cela s’ajoutent les coûts annexes : frais d’agence, déplacement au centre de demande, documents officiels traduits et légalisés. Le tout pour une procédure opaque et aléatoire, où la probabilité de rejet semble corrélée non pas à la qualité du dossier, mais à l’origine géographique et au niveau du revenu du demandeur.
Une mécanique de la discrimination
L’analyse du LAGO Collective met en lumière un fait troublant : plus un pays est pauvre, plus les refus sont nombreux. Le Ghana, le Nigeria ou le Sénégal voient leurs citoyens confrontés à des taux de rejet oscillant entre 40% et 50%. Le critère de «retour probable» – notion floue et hautement subjective – est systématiquement invoqué contre les demandeurs issus des pays du Sud, renforçant une logique systémique de soupçon et de stigmatisation.
Pourtant, la Commission européenne affirme, selon le site de la chaîne américain CNN, que chaque dossier est traité «au cas par cas», selon des critères objectifs : le but du séjour, les ressources disponibles et la garantie de retour. Mais ces critères restent interprétés de manière discrétionnaire par les agents consulaires, dans un système dénué de transparence, où les recours sont rares, coûteux et inefficaces.
Des visas devenus produits de luxe
Cette situation s’aggrave aussi pour les demandeurs de visa pour le Royaume-Uni. En 2024, les frais de visa britannique ont connu une envolée vertigineuse, passant à 127 £ (environ 170 dollars). Résultat : les citoyens africains ont perdu près de 69 millions de dollars en demandes de visa refusées. Le Nigeria, ancienne colonie britannique, représente à lui seul plus de 2 millions de livres de pertes en demandes infructueuses.
Derrière cette comptabilité froide, il y a des réalités humaines et économiques dramatiques : des projets professionnels avortés, des familles séparées, des artistes empêchés de participer à des festivals, des chercheurs refusés à des conférences, ou encore des entrepreneurs freinés dans leurs ambitions.
Le visa Schengen comme outil de pression politique et économique : le cas révélateur du Maroc
Le Maroc ne fait pas exception. Les citoyens marocains subissent déjà un taux de refus de visa extrêmement élevé. En 2022, le Maroc figurait parmi les dix pays au monde ayant les plus forts taux de rejet par habitant. D’après SchengenVisaInfo.com, un Marocain sur quatre s’est vu refuser un visa cette année-là : 119.346 refus enregistrés, soit un taux global de 45,7% et 315 refus pour 100.000 habitants. Le Maroc est ainsi relégué aux côtés de pays comme le Qatar et l’Arménie, dans les bas-fonds du classement de l’acceptabilité consulaire.
Une logique de contrôle néocolonial
En ciblant les pays africains dits «non coopérants», l’Union européenne perpétue une logique néocoloniale qui consiste à externaliser le contrôle migratoire tout en se défaussant de ses responsabilités. Les États comme le Maroc se retrouvent ainsi piégés entre deux injonctions contradictoires : d’un côté, faire barrage aux départs irréguliers pour satisfaire Bruxelles ; de l’autre, préserver leur souveraineté nationale et leur dignité face aux injonctions sécuritaires d’une Europe qui érige ses frontières en murs tarifaires.
Une invisibilité politique
Ce système pèse d’autant plus lourd qu’il est peu contesté. Rares sont les Africains qui osent engager un recours juridique, souvent faute de moyens, d’informations ou de confiance dans le processus. De plus, la parole publique reste discrète, en particulier chez les jeunes générations, qui subissent les refus sans avoir les moyens de les dénoncer collectivement.
On observe ici un phénomène typique de violence bureaucratique : un ensemble de règles apparemment neutres produit, en réalité, des effets massifs d’exclusion, qui alimentent les inégalités mondiales. Ce que les gouvernements européens présentent comme une simple «gestion migratoire» est en fait un outil de contrôle géopolitique, profondément ancré dans les logiques coloniales, où l’accès au territoire européen devient une faveur, et non un droit.
Hassan Bentaleb
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