L’or noir de nos récits : Mémoire humaine exploitée à ciel ouvert

L’or noir de nos récits : Mémoire humaine exploitée à ciel ouvert
Anwarpress FR mardi 5 août 2025 - 16:10
Les pouvoirs visibles sont ceux qui claquent des lois ou brandissent des armes. Ceux invisibles, plus insidieux, plus profonds, sont ceux qui façonnent nos pensées avant même que nous les ayons formulées. Les réseaux sociaux ne se contentent pas de nous connecter : ils nous déshabillent. Chaque clic, chaque hésitation, chaque soupir déposé derrière un écran devient fragment de notre histoire. Ils savent. Et ce savoir n’est pas neutre. Il est un levier, un fil tendu entre leurs mains, capable de tirer doucement nos décisions, parfois jusqu’à les orienter à leur convenance.
 
Le pouvoir derrière l’écran, la collecte invisible de nos histoires
 
On croyait être libres, mais nous parlons à des vitrines qui nous écoutent plus qu’elles nous répondent. Nous leur avons confié le fil de nos jours et la texture de nos nuits. Ce que nous aimons, ce que nous craignons, ce qui nous révolte ou nous apaise : tout y passe, enregistré, recomposé, analysé. Les plateformes ne sont plus des outils ; elles sont devenues des observatoires intimes où se dévoilent nos histoires. Alors une question s’impose : que fait-on de ce savoir, quand il appartient à d’autres ?

Chaque photo, chaque mot déposé dans la grande agora numérique est une miette de nous. Mais derrière les murs brillants des applications, ces miettes ne se perdent pas. Elles sont recueillies, triées, croisées, tissées en un canevas plus vaste que nous-mêmes. Ce que nous sommes, ce que nous avons été, ce que nous pourrions devenir : tout est anticipé, modélisé.

Et ce n’est pas seulement l’individu qui est capturé. Les récits collectifs, les mouvements sociaux, les colères et les espoirs partagés sont absorbés dans la machine. Elle sait lire les pulsations d’un peuple comme on lit un sismographe avant le tremblement de terre. Notre mémoire commune est devenue un minerai à exploiter.
 
Du savoir à l’influence subtile, quand l’orientation devient manipulation
 
Connaître, c’est déjà orienter. Les réseaux sociaux ne se contentent pas de stocker nos histoires, ils les utilisent pour réarranger le décor dans lequel nous avançons. Chaque contenu présenté, chaque silence, chaque suggestion est une main invisible sur notre épaule. Elle ne pousse pas, elle incline. Elle n’impose pas, elle suggère jusqu’à ce que nous croyions que le choix vient de nous. La publicité devient une émotion déposée au bon moment et la politique une succession d’images glissées dans notre flux, façonnant doucement nos indignations et nos adhésions. Nous sommes influencés sans le savoir sur nous mêmes, et c’est là que réside la puissance de connaître nos histoires.

Il y a une frontière, mince comme un souffle, entre orienter et manipuler. Lorsqu’un pouvoir détient l’intimité de nos récits, il peut nous conduire là où nous n’aurions jamais songé aller. Les biais cognitifs deviennent des portes ouvertes, les émotions des leviers, les colères un carburant pour des desseins qui nous échappent.Alors, nos choix sont-ils encore nôtres ? Quand le récit que l’on nous raconte est tissé sur mesure pour nos failles, sommes-nous acteurs ou marionnettes ? L’histoire que nous croyons écrire ne nous appartient plus tout à fait. Elle se déforme entre des mains invisibles.

Nous ne décidons jamais de manière purement rationnelle. Antonio Damasio (L’Erreur de Descartes) a montré que toute décision est imprégnée d’émotions, et ces émotions sont nourries par notre histoire. Si vous connaissez les moments de fierté d’une personne, vous savez quel type de message réveillera cette fierté.Si vous connaissez ses blessures, vous savez quelles propositions éviter ou, à l’inverse, quels mots résonneront comme une promesse de réparation.L’histoire devient alors une clé émotionnelle, un langage qui parle directement au cœur sans passer par les barrières défensives de la raison.

Et ce n’est pas seulement l’individu qui bascule. Les histoires collectives, celles qui soudent une nation, une génération, une cause, se trouvent elles aussi façonnées. Certaines voix sont amplifiées jusqu’à devenir tonnerre, d’autres étouffées dans le silence numérique. Des souvenirs collectifs sont effacés, réécrits, remodelés. Les réseaux sociaux ne transmettent pas seulement l’histoire : ils choisissent quelle histoire survit. Le pouvoir narratif se concentre, dangereux et fascinant, dans les mains de quelques propriétaires, nouveaux scribes d’un monde où l’encre n’est plus libre.
 
Les contre-pouvoirs possibles
 
Faut-il baisser les bras ? Non. Car l’Histoire nous enseigne que tout pouvoir, même invisible, ne règne que tant qu’il demeure sans contrepoids et si les concernés y croient. Il nous reste encore le droit de tenir la plume. Des remparts existent, fragiles peut-être, mais réels.
La première digue est celle de la régulation. Forcer la lumière à percer les parois opaques des algorithmes, comme l’exigeait déjà Shoshana Zuboff dans The Age of Surveillance Capitalism : « Là où la logique du capital s’empare de l’intimité humaine, seule la loi peut restituer une part de dignité». Exiger que les boîtes noires s’ouvrent, que la mécanique de l’influence cesse d’être une magie noire et devienne un langage lisible, un territoire où l’on peut encore poser des limites.Pourtant, l’équilibre des pouvoirs rend cette digue presque immuable, rétive à toute évolution.

La seconde digue est l’éducation. Car comme le rappelait Neil Postman dans Amusing Ourselves to Death, la culture numérique a ce pouvoir pervers d’endormir l’esprit sous une pluie d’images et de récits préfabriqués. Nous devons réapprendre à lire entre les lignes, à deviner l’intention cachée derrière l’histoire qu’on nous raconte. Paulo Freire parlait d’« éducation pour la liberté » : elle est plus urgente que jamais, pour discerner quelles histoires méritent d’être crues et lesquelles doivent être rejetées.

Et puis, il y a cette dernière ligne de défense, la plus fragile et la plus nécessaire: la reconquête de nos récits. Ne pas déléguer aux machines et à leurs propriétaires le droit d’écrire ce que nous sommes, mais raconter par nous-mêmes, ensemble, des histoires qui échappent aux filtres, des histoires qui respirent. Comme l’écrivait Milan Kundera, «la lutte de l’homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire contre l’oubli». Ne pas tout livrer, ne pas tout croire, préserver dans nos vies une part d’opacité volontaire, un sanctuaire inviolable dans un monde qui rêve de nous rendre entièrement lisibles.Car la vraie liberté ne consiste pas à échapper à toute influence mais à choisir à quelles histoires nous prêtons foi, à refuser celles qui cherchent à nous posséder. Hannah Arendt nous rappelait que la politique commence là où l’homme se tient debout pour raconter, dans l’espace commun, ce qu’il voit et croit juste. La reconquête de nos récits est donc plus qu’une défense individuelle : elle est un acte politique, un refus de laisser les architectures numériques devenir les architectes silencieux de notre destin.

Voilà l’enjeu : continuerons-nous à écrire nos histoires, ou serons-nous personnages d’un scénario que d’autres ont rédigé ? Le danger n’est pas dans la technologie seule, mais dans l’abandon silencieux de notre propre plume. Car les réseaux sociaux savent déjà tout de nous. La vraie question est : jusqu’où les laisserons-nous décider à notre place ?

Par Abderrazak Hamzaoui
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net
 
 
 
 


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