Une Bourse pour le risque productif

Une Bourse pour le risque productif
Anwarpress FR mercredi 6 août 2025 - 16:00
Dans un monde où les modèles de développement ne dialoguent plus, réduisant l’être humain à une simple quête de pain et d’abri — de Gaza à Kinshasa —, le Maroc affirme une voie propre, fondée sur ses priorités nationales et régionales.

Dans le cadre de sa normalisation stratégique pour consolider sa souveraineté territoriale, le Maroc doit structurer un capitalisme enraciné, capable d’amplifier les effets de cet engagement stratégique et existentiel. Cet article conteste une “normalisation” de l’investissement fondée sur des standards exogènes – qui aboutit trop souvent à l’exclusion des projets à haute intensité humaine, culturelle ou territoriale, car jugés trop risqués, trop petits ou trop complexes.
Or, c’est précisément dans ces projets que résident la créativité, la résilience et la souveraineté économique des pays du Sud.

Une impasse du capital-risque classique: financiarisation, consommation et oligarchies

Devenu en deux décennies un symbole de l’innovation, le capital-risque se concentre désormais sur des start-up urbaines et numériques, au détriment de l’ancrage territorial. Ces investissements alimentent une financiarisation excessive, peu génératrice de nouvelle valeur ajoutée.

Cette concentration urbaine accentue les disparités sociales et spatiales, en favorisant une économie de la consommation à faible valeur ajoutée, portée par l’inflation. Le déséquilibre est net: des capitales saturées, perdant de l’emploi dans un tissu numérique instable, et des provinces délaissées, incapables de valoriser pleinement leur potentiel productif.

Le grand oublié: Le risque productif dans les activités artisanales agricoles et minières

L’économie réelle marocaine connaît aujourd’hui une diversification notable, marquée par un rebond industriel, une dynamique logistique et une volonté affirmée de relocaliser certaines chaînes de valeur. Toutefois, dans cette architecture productive, l’activité artisanale – en particulier dans les zones rurales – demeure un pilier stratégique souvent sous-estimé.

Loin d’un folklore périphérique, l’économie artisanale répond à des besoins vitaux de subsistance, de résilience et de souveraineté locale. Agriculture vivrière, élevage traditionnel, cultures spécifiques (caroubier, figuier, safran…), plantes médicinales ou mines artisanales concernent des centaines de milliers de producteurs, souvent invisibles mais porteurs d’une réelle valeur ajoutée. Dans les régions enclavées, l’artisanat est souvent la principale source de revenu, une école d’entrepreneuriat, et un socle social majeur.

Ces activités, profondément humaines et territoriales, souffrent de modèles coopératifs dépassés, peu ouverts à l’investissement, au risque et à la valorisation des savoir-faire. Bien qu’utile historiquement, le modèle coopératif peine à évoluer vers une gouvernance agile, connectée aux chaînes de valeur modernes. Il gagnerait à être réformé en formats hybrides mêlant gouvernance partagée et esprit entrepreneurial.

Faute de mécanismes modernes de financement et de valorisation, le risque productif artisanal reste ignoré, alors qu’il peut se révéler plus rentable et plus stable que bien des placements numériques volatils.

Le précédent américain : quand les bourses de matières premières créent la stabilité

Les Etats-Unis offrent un précédent inspirant : la création, dès le XIXe siècle, des bourses de commodities comme le Chicago Board of Trade ou le New York Mercantile Exchange a permis aux agriculteurs, mineurs, éleveurs et producteurs d’anticiper, mutualiser et monétiser leurs risques productifs.

Plutôt que de subir les aléas (météo, volatilité des prix, surproduction), ces bourses ont créé des instruments financiers adaptés (contrats à terme, options, certificats de production, etc.) qui ont structuré un écosystème robuste autour de la prise de risque productive: coopératives, banques rurales, compagnies d’assurance, et investisseurs institutionnels.

Pourquoi le Maroc peut initier une voie africaine

Le Maroc possède des atouts clés pour créer un modèle adapté à ses réalités et ambitions africaines :
•     Un tissu artisanal agricole et minier vivant, mais fragilisé ;
•     Un réseau d’industriels matures (comme OCP et Managem dans les mines ou certaines coopératives agricoles) en phase de renouvellement et diversification stratégique ;
•     Des capacités financières concentrées à Casablanca-Rabat, portées par des institutions structurantes (fonds souverains, CFC, BAM…).
•     Et surtout, une Vision Royale clairvoyante, fondée sur la valorisation des spécificités locales, la régionalisation avancée et l’intégration africaine.

Casablanca, moteur du financement productif

La région de Casablanca, appuyée sur ses élites économiques enracinées, peut devenir le moteur d’un nouveau cycle d’investissement productif, tourné vers les territoires à fort potentiel.
•     Pour l’agriculture : soutenir les filières à haute valeur ajoutée dans les régions du Souss, Rabat-Kénitra, Tanger-Tétouan, Sud Atlantique, en s’appuyant sur les besoins en eau, en certification, en stockage ou en exportation.
•     Pour les mines: financer des campagnes d’exploration ou de pré-développement dans les régions du Drâa-Tafilalet, Béni Mellal-Khénifra, Marrakech-Safi, et l’Oriental, où des ressources stratégiques et critiques sont connues mais sous-exploitées.
Pour concrétiser cette vision, plusieurs leviers peuvent être activés à court et moyen termes, en mobilisant les outils existants, les acteurs publics/privés et les retours d’expérience internationaux.

1. Lancer un fonds pilote d’investissement productif à haut risque
Co-financé par un fonds souverain, des banques de développement et des partenaires privés, ce fonds soutiendrait des projets agricoles ou miniers en phase d’amorçage, avec un partage structuré du risque (garanties publiques, couverture climatique, contrats de performance…).
2. Mettre en place une Bourse du risque productif
Inspirée des bourses de matières premières, cette place de marché permettrait d’échanger des certificats liés à la production future, à des campagnes d’exploration, ou à des actifs territoriaux (eau, semence, licence minière, etc.). Des obligations thématiques, contrats à terme ou produits dérivés y seraient adossés à des flux physiques concrets.
3. Activer des leviers incitatifs : crédit d’impôt à court terme, redevance à moyen-long terme
Un crédit d’impôt temporaire pourrait soutenir les investissements à haut risque dans l’agriculture ou les mines. En retour, une redevance (indexée sur les volumes ou la performance) garantirait à l’Etat un retour à moyen terme, tout en sécurisant les premières phases de développement. Ce mécanisme allie incitation, justice fiscale et engagement durable.
4. Réformer l’assurance agricole et minière
L’assurance, au lieu d’un filet passif, doit devenir un levier d’investissement, soutenant les risques mesurés et indexée sur la performance plutôt que sur la perte.
5. Structurer un cycle “junior–major”
Encourager une nouvelle génération de petites entreprises agricoles ou minières (“juniors”) appuyées par les “majors” dans un cycle d’incubation, de transfert de savoir-faire et de consolidation.
6. Engager une coalition africaine

A terme, cette bourse marocaine pourrait accueillir des projets issus de toute l’Afrique de l’Ouest et centrale, notamment dans les pays disposant de ressources mais sans instruments financiers structurants (Mali, Niger, Burkina Faso, RDC, etc.).

Oser structurer un capitalisme productif, local et souverain

Dans un monde fragmenté, où le Maroc affirme sa souveraineté sur l’ensemble de son territoire tout en naviguant des équilibres géopolitiques complexes, il devient essentiel de ne pas laisser les normes exogènes dicter notre modèle de développement.

La Bourse du risque productif ne serait pas seulement un outil économique: elle incarnerait une souveraineté assumée, une réduction des disparités et un engagement en faveur d’un capitalisme enraciné, apte à financer l’effort productif et à soutenir une dynamique africaine solidaire.

Depuis Casablanca, le Royaume peut ainsi structurer ses propres marchés, valoriser ses ressources et initier un cycle vertueux de financement territorial, inclusif et souverain — en réponse directe à l’appel Royal pour une nouvelle génération de programmes de développement fondés sur les spécificités locales et la solidarité interrégionale.

Par Yassine Belkabir
Ingénieur, fondateur du cabinet African Bureau of Mining Consultant et expert reconnu dans le secteur extractif africain.


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