Tout commence par deux images. La première appartient à ce que l’anthropologie politique classe comme la «sphère publique» : le Roi, Commandeur des croyants, dans son habit traditionnel hérité de l’époque impériale marocaine, présenté dans une posture que le journal qualifie de «raideur fragile», figé sur son siège au milieu du mouvement des fidèles en prière. Or ce récit est faux : les vidéos, diffusées par la télévision et consultables sur les réseaux sociaux, montrent exactement l’inverse : le Roi se déplaçant, dans la mesure que permet le corps. La seconde image appartient à la sphère privée : Mohammed VI en jet-ski sur la Méditerranée.
Opacité des sources et clichés journalistiques
De ces deux clichés, l’enquête déduit «la fin d’un règne». Personne, parmi ceux chargés de la relecture, n’a jugé bon de rappeler aux journalistes qu’il s’agissait de deux représentations de «corps» distincts, comme l’a magistralement théorisé l’historien Ernst Kantorowicz dans son ouvrage « Les deux corps du Roi ». D’un côté, le corps naturel du Souverain, mortel, soumis aux lois de l’âge et de la maladie ; de l’autre, le corps politique, intemporel, incarnation de la continuité de la monarchie, ou en d’autres termes, pour reprendre la formule de mon ami Hassan Tarik, le corps passager et le corps éternel. Une distinction que l’Etat marocain, sous Mohammed VI, a veillé à respecter scrupuleusement – au point de rappeler à l’ordre la télévision publique lorsqu’elle les a confondus lors d’un reportage sur ses promenades dans les rues de Tunis. Mais un tel effort intellectuel ne servait pas la thèse de l’enquête.
Le mélange constant entre sphère privée et sphère publique a donc dominé toute la description du règne. Sans justification claire, elle a été étendue à la famille, aux habitudes, aux voyages, aux goûts du Roi. Or cette distinction minutieuse fait partie des révolutions silencieuses de la nouvelle monarchie.
L’obsession freudienne et le piège de l’imaginaire
C’est dans ce cadre que s’est imposée «la tentative freudienne», vite transformée en une «floberterie» réductrice : ignorer les réalisations du Souverain pour ne s’intéresser qu’aux supposés refoulements ou structures inconscientes, comme si l’on analysait un personnage fictif.
De ce fait, l’enquête aurait gagné à figurer dans la catégorie des «exercices d’été» que Le Monde affectionne, sous le titre évocateur de «fiction politique». L’imaginaire a pris le pas sur l’analyse, jusqu’à teinter les descriptions du Roi d’un bout à l’autre : son rapport à son père, ses paroles supposées, ses états d’âme, sa timidité, sa colère, son goût pour les fêtes. Autant d’éléments livrés à l’appétit spéculatif des enquêteurs.
Entre Freud et Shakespeare : le Roi face au père
L’enquête reprend à son compte, de bout en bout de l’enquête, le vieux schéma freudien du «meurtre du père» pour juger Mohammed VI. Elle affirme qu’avant son intronisation, le prince aurait affronté son père, Hassan II, lequel lui reprochait son goût pour la fête et doutait de ses capacités à gouverner. Des affirmations que n’accrédite aucune preuve sérieuse.
Cette lecture se nourrit d’une tentation shakespearienne, convoquant l’image d’Henri et de son père, transposée de manière forcée à une dynastie marocaine vieille de plusieurs siècles. Dans une société où la filiation se fonde sur le respect et le lien spirituel, appliquer une grille de tragédie élisabéthaine relève d’une projection culturelle incohérente.
Analyse et psychologisme approximatif
Une telle relation exige des années «d’observation et de suivi», elle ne saurait transformer un journaliste en psychiatre. L’article ne cite ni médecin, ni diagnostic, ni référence crédible mais seulement des lectures bancales de la vie d’un homme élevé dans l’univers monarchique, une éducation de roi.
Parfois, l’approximation atteint des sommets de maladresse. Ainsi, les auteurs évoquent le Prince Héritier préférant la boîte de nuit Amnesia à l’école Royale, comme si les horaires de l’une et de l’autre coïncidaient !
La caricature culmine lorsque cela réduit la réforme de la Moudawana, impulsée par Mohammed VI, à une conséquence de la vie au palais et de la présence d’un harem. Les clichés effacent de leur récit l’histoire même de cette réforme et son long cheminement, amorcé dès Mohammed V et poursuivi sous Hassan II. Jamais aucun analyste sérieux n’a osé prétendre que ces Souverains avaient engagé des réformes juridiques sous l’influence d’un «climat de harem» !
La Moudawana : un enjeu religieux et sociétal majeur
L’approche retenue par l’enquête nie la véritable portée de la réforme : un moment crucial dans la confrontation entre religion et droits universels, entre Commanderie des croyants et Etat-nation, entre courants conservateurs et modernistes. Le tout est réduit à un exotisme de façade.
Les auteurs n’ont pas pris la peine de retracer les accumulations successives. Pas un mot sur la lettre Royale adressée au chef du gouvernement en octobre 2023, qui a marqué l’ouverture de la deuxième phase de la réforme de la Moudawana. Ce texte puissant abordait des lacunes dénoncées de longue date, comme le mariage des mineures. Or il est traité comme un sujet marginal, comme s’il n’existait pas.
Quant aux femmes marocaines, dont l’enquête se prévaut pour dénoncer une «révolution inachevée», elles sont réduites au silence. Leurs luttes, pourtant au cœur des mutations sociales actuelles, ne sont pas évoquées.
Le récit biaisé d’un «arc réformateur refermé»
Les deux auteurs affirment que l’arc des réformes et de l’ouverture démocratique se serait clos à partir de 2003, parfois 2004, avec l’adoption de la Moudawana, ou encore dès 2002 avec les élections législatives. Selon eux, le pays aurait basculé vers une «autorité centralisée» détenue par le Roi, une notion attribuée à un politologue anonyme qui interdit curieusement qu’on cite son nom.
Cette thèse conduit à une contradiction flagrante : si la parenthèse s’est fermée en 2004, comment expliquer les évolutions intervenues vingt ans plus tard sans même les mentionner? Rien n’est dit de l’Instance Equité et Réconciliation (2004-2006), pourtant fondatrice d’un Maroc nouveau, ni de ses débats qui ont marqué l’histoire politique récente.
Printemps arabe : la peur inventée
Quant au Printemps arabe, l’enquête évoque un «effroi» inédit au palais, citant encore une fois une source anonyme «proche du pouvoir». La réalité est toute autre : le Maroc a montré un exemple de résilience politique sans effusion de sang, sans victimes. Le pays a évité l’impasse dans laquelle se sont engouffrés d’autres régimes, en accélérant au contraire la cadence des réformes.
Le leadership du Roi dans la conduite du processus constitutionnel fut perçu comme la garantie de stabilité et d’avenir. Le Maroc a offert ainsi un modèle en évitant de sombrer dans l’impasse politique qui a emporté d’autres régimes. Chacun a perçu que la conduite de la réforme relevait de celui qui élaborait la nouvelle Constitution. Le rythme des réformes s’était d’ailleurs déjà accéléré à cette époque, avec notamment la régionalisation, initiée en 2010 sous une forme visant à transformer la nature même de l’Etat.
La tentation de l’arrogance française ressurgit de façon flagrante lorsque les deux auteurs affirment, sans nuance, que «Nicolas Sarkozy aurait suggéré au roi Mohammed VI la réforme et le discours du 9 mars».
Ainsi, pour les « journalistes » français, la réforme institutionnelle au Maroc viendrait soit… du «harem Royal», comme pour la Moudawana, soit du «harem républicain» en France, à travers la Constitution !
Or Sarkozy lui-même a dit tout l’inverse, noir sur blanc, dans le livre qu’il a publié l’an dernier :
«Comme cela m’était arrivé souvent par le passé, j’ai été une nouvelle fois surpris par la profondeur de la vision du Roi du Maroc et par la hauteur de son interaction. Nous avons abordé à plusieurs reprises sa réflexion institutionnelle, il revenait sans cesse sur cette question. Je l’ai trouvé créatif, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il prenne une décision aussi rapide et surtout avec une telle force ! »
Le Maroc, à l’instar d’autres pays arabes, traversait des tensions graves, avec de nombreuses manifestations et beaucoup d’agitation. Le Roi ne disposait ni de ressources pétrolières ni gazières pour calmer la rue, ce qui représentait une difficulté supplémentaire. Confronté aux volcans du Printemps arabe, il a choisi d’anticiper et d’innover. Il n’était pas sous pression, étant capable de gérer son calendrier. Dans une initiative qui a surpris tous ses opposants, il a annoncé une grande réforme de la Constitution.
Par cette réforme, ses pouvoirs politiques et religieux ont été réduits, ce qui constituait déjà une avancée considérable. Mais il est allé plus loin en décidant de soumettre son projet à référendum dès le mois de juillet suivant. La surprise fut totale, la créativité profonde et l’agenda d’une rapidité exceptionnelle, mû par une volonté personnelle. Après l’adoption de la nouvelle Constitution, le chef du gouvernement serait issu du parti arrivé en tête aux élections législatives. Concrètement, cela signifiait que le Maroc allait désormais avoir un gouvernement issu du suffrage universel direct. Jusqu’ici, le Roi avait le pouvoir de nommer librement le Premier ministre, pouvoir auquel il a renoncé. Ces changements ont ouvert une ère totalement nouvelle pour le Maroc, un événement de grande importance.
J’ai demandé à Mohammed VI s’il agirait de la même manière dans le cas où la victoire électorale reviendrait aux islamistes, ses adversaires historiques. Sa réponse fut sans ambiguïté : oui. Et c’est exactement ce qu’il fit lorsque le moment arriva.
De plus, il a renforcé l’indépendance de la justice et transféré au chef du gouvernement la compétence de nomination des hauts fonctionnaires civils. Le caractère « sacré » de la personne du Roi fut supprimé et remplacé par une formule moins solennelle : “La personne du roi est inviolable, et le Roi mérite respect et vénération.” L’islam est resté religion d’Etat, et le Roi est demeuré Chef suprême des armées. J’ai publié un communiqué saluant ce que j’ai appelé “un parcours exemplaire”».
Dialogue d’égal à égal, pas une leçon
Nulle part Sarkozy ne parle de «conseil», mais d’un dialogue d’égal à égal. Mieux encore, il reconnaît que la vision et la rapidité d’action du Souverain marocain ont dépassé ses propres attentes.
Le récit de l’ancien président français contredit donc frontalement celui des journalistes du journal Le Monde. Loin d’être un Monarque passif suivant les injonctions de l’étranger, Mohammed VI apparaît comme l’initiateur d’une réforme profonde et autonome, saluée jusque par son interlocuteur de l’époque.
Peut-être faudrait-il, avant de pérorer, que ces journalistes commencent par lire le livre de leur ancien président…
La question du Sahara vue par Le Monde
Chaque fois qu’il est question du Sahara et de diplomatie, Le Monde place «la souveraineté du Maroc sur le Sahara» entre guillemets. Lorsqu’il décrit la visite d’Emmanuel Macron du 28 octobre, le quotidien parle même de «capitulation» face au Maroc.
L’Algérie est systématiquement introduite comme contrepoids. Clairement ils veulent nous faire comprendre que l’inclinaison de Macron vers Rabat viendrait du rejet par Alger de sa main tendue. Ainsi, la souveraineté marocaine est reléguée au rang de simple «formule magique», la presse française continuant à désigner la région comme «Sahara occidental». Quant au patriotisme marocain, il est qualifié de «vindicatif», à titre d’exemple à travers la réaction des Marocains contre Jamel Debbouze lorsqu’il avait adopté une position ambiguë lors du match France–Maroc au Mondial.
Un Roi «étrange» et absent des sommets ?
Le Monde reconnaît au Roi ses succès en politique extérieure, mais qui devient aussitôt «un monarque étrange» qui n’aimerait pas la diplomatie. Aucune prise de position n’est pourtant citée à l’appui de cette assertion.
Le journal insiste sur son absence aux grandes rencontres internationales, sans préciser lesquelles, et sur des rendez-vous manqués avec Xi Jinping, Pedro Sánchez ou Recep Tayyip Erdogan – sans citer une seule déclaration de ces dirigeants. Il aurait suffi pourtant de lire le message officiel du président chinois saluant sa rencontre avec le Prince Héritier.
Quant à l’anecdote du chambellan qui aurait réveillé le Roi en 2010 pour un rendez-vous international et provoqué sa colère, on ignore d’où elle sort : qui était présent ? Qui aurait pu rapporter des faits qu’un chambellan n’a pas le droit de divulguer ?
S’agissant des relations avec les Etats-Unis, l’enquête note avec ironie que «le Roi, qui ne s’intéresse ni à la politique internationale ni au travail diurne», aurait pourtant signé un coup de maître diplomatique.
La contradiction devient criante lorsque les journalistes concluent, dans un chapitre intitulé « Le Makhzen et l’art des secrets du palais », que Mohammed VI ne se préoccupe que de trois choses : «L’économie, la diplomatie et la famille ».
L’ensemble de ces acquis est présenté comme le fruit d’un simple «ennui international», d’un «désintérêt global», et non comme le résultat d’une diplomatie cohérente, crédible et constante. Le mérite du Maroc est ainsi réduit à de la chance ou, pire, à du «chantage» envers l’Espagne sur la question migratoire – comme si les flux avaient cessé – ou à une revanche pour l’affaire de l’îlot Leila.
Concernant la France, Le Monde affirme que Paris serait «revenue» à son rôle de chef de file européen en faveur du plan d’autonomie du Sahara, «élaboré avec la France», reprenant à son compte ce qu’avait maladroitement déclaré Abdelmadjid Tebboune.

Enfin, l’article reprend une vieille rhétorique algérienne et séparatiste : selon lui, le Sahara «sauverait la monarchie», puisque «le Maroc aurait lancé la Marche Verte pour envahir le Sahara espagnol devenu Sahara occidental». Une formule d’«invasion» qui relève davantage du lexique séparatiste véhiculé officiellement par Alger et continuellement relayé par le Polisario que d’une analyse journalistique équilibrée.
Par Abdelhamid Jmahri
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