Les chiffres sont accablants : quatorze médecins légistes seulement pour une population de plus de 37 millions d’habitants. Cela signifie, très concrètement, que d’immenses pans du territoire national vivent dans une forme de désert médico-légal, où la science ne peut établir la vérité sur les causes d’un décès, ni accompagner dignement les familles dans ces moments de deuil et de doute. Ni, plus fondamentalement encore, garantir les droits des citoyens face à des situations de violence et de criminalité.
La députée ittihadie n’a pas mâché ses mots : certaines morgues marocaines sont, selon elle, «semblables à des souks hebdomadaires». Une formule tranchante, certes, mais qui décrit avec une précision crue la confusion, l’insalubrité et l’indignité qui règnent parfois dans ces lieux où se joue la dernière étape du parcours humain. Derrière cette image-choc, une réalité glaçante : la mort au Maroc est souvent abandonnée à elle-même. Les cadavres s’accumulent, les familles attendent, les causes des décès restent floues et la justice, elle, piétine.
Face à cette interpellation, le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi a reconnu la faiblesse de l’infrastructure médico-légale du pays, admettant même que des rapports internationaux en matière de droits humains ont sévèrement épinglé le Maroc pour les carences de ce secteur. Un aveu rare dans une majorité plus encline au déni et à la langue de bois qu’à la transparence.

dénonce l’inaction du gouvernement
en matière de médecine légale
Mais la solution proposée par le ministre — former des médecins généralistes pour combler le déficit — a été vivement rejetée par la députée socialiste. Car en vérité, cette orientation révèle une méconnaissance structurelle du métier de médecin légiste, une discipline qui ne saurait se satisfaire d’une formation rapide ou superficielle. Il ne s’agit pas ici d’ajouter quelques heures de cours à un cursus généraliste, mais de bâtir un corps médical spécialisé, compétent, doté de moyens scientifiques et juridiques à la hauteur des enjeux.
La promesse d’un décret, la relance d’un cursus universitaire par ailleur boudé dans les facultés de médecine: autant de mesures qui relèvent pour l’instant du vœu pieux, d’autant plus qu’aucune planification claire ni calendrier précis n’a été avancé. Et pendant ce temps, le vide perdure.
Plus sévère encore, El Gourji a dénoncé l’absence de stratégie gouvernementale globale, évoquant pêle-mêle l’échec de l’exploitation des technologies d’intelligence artificielle, l’absence de développement adéquat des services d’hygiène et des morgues, ainsi que le blocage de certaines plateformes numériques, à l’instar de «Ikram Al Mayyit» (« Hommage au défunt »), censée faciliter la coordination entre les différents intervenants du domaine funéraire.
Ce volet numérique, souvent ignoré dans le débat public, est pourtant essentiel. Dans un pays en pleine transition technologique, où les ambitions de digitalisation de l’administration sont affichées avec fierté, le blocage de plateformes dédiées à la gestion de la mort soulève des questions graves : pourquoi ces outils sont-ils freinés ? Par qui ? Et dans quel but ? La transparence, ici encore, est le grand absent du débat.
L’analyse de la députée ittihadie a le mérite de la clarté : la responsabilité du marasme actuel est partagée entre trois ministères — la Justice, la Santé et l’Enseignement supérieur. Cette trilogie, qui aurait dû constituer un socle de complémentarité et de coordination, se révèle être un triangle de paralysie. Sans vision commune, sans pilotage fort, et sans volonté politique affirmée, chaque département gère le dossier comme une patate chaude.
Le ministère de la Santé, en particulier, semble avoir déserté le champ de la médecine légale, qu’il considère trop technique, trop coûteux, ou trop «sensible». Quant au ministère de l’Enseignement, son silence sur la relance de filières spécialisées trahit un désintérêt manifeste. Il ne suffit pas d’ouvrir un cursus universitaire ici ou là : il faut former, encadrer, équiper, et surtout valoriser ce métier méconnu et pourtant fondamental dans la chaîne judiciaire.
Au-delà des joutes parlementaires et des statistiques déconcertantes, la question de la médecine légale touche à quelque chose de plus profond : la manière dont une société traite ses morts. C’est là un indicateur infaillible du degré de civilisation d’une nation. Le respect dû aux corps, la rigueur dans l’établissement des causes du décès, la capacité à garantir aux familles des réponses fiables et à la justice des preuves incontestables — tout cela relève d’un impératif moral autant que d’un devoir de l’Etat.
Dans ce sens, la situation actuelle ne peut être tolérée plus longtemps. Le Maroc ne pourra aspirer à un État de droit véritable, à une justice crédible, à une gouvernance moderne, tant que la médecine légale restera l’enfant oublié du système sanitaire.
Le Royaume ne manque ni de ressources humaines, ni de volontés individuelles. Ce qui lui fait défaut, en matière de médecine légale comme ailleurs, c’est une volonté politique ferme, une vision stratégique claire et un engagement éthique durable. Aicha El Gourji a tiré la sonnette d’alarme, il appartient désormais au gouvernement d’y répondre, de sortir de son inertie et d’assumer ses responsabilités. Mais pour cela, encore faut-il que la majorité écoute. Et surtout, qu’elle agisse.
Mehdi Ouassat
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