A Souk El Arbaa, dans la province de Kénitra, plusieurs familles témoignent avoir passé des journées entières sans une goutte au robinet. A Sidi Slimane, l’intermittence de la distribution est devenue une norme frustrante et insupportable, exacerbée par la chaleur étouffante de l’été. a Chefchaouen, la situation atteint même les zones touris tiques, symbole d’une pénurie qui n’épargne plus les lieux supposés privilégiés.
Dans toutes ces localités, un sentiment commun domine : celui d’une inégalité flagrante, car certaines zones résidentielles bénéficient d’une continuité d’approvisionnement que d’autres ne connaissent plus. La fracture hy drique se dessine au cœur même du tissu ur bain.
Cette réalité illustre une mutation pro fonde du rapport du Maroc à l’eau. Le pays, qui s’est construit autour de la maîtrise des barrages et de l’irrigation agricole, affronte désormais une combinaison de pressions inédites. Le climat, d’abord, impose sa loi. La succession d’années sèches a fragilisé les réserves. Les précipitations, quand elles sur viennent, se concentrent en épisodes courts et violents, incapables de régénérer durable ment les nappes phréatiques. Les tempéra tures plus élevées que la normale accentuent l’évaporation des lacs et des retenues, trans formant les rares pluies en un répit illusoire.
Mais réduire la crise à une fatalité clima tique serait une erreur. Le problème est aussi le fruit de choix économiques et de carences structurelles. L’expansion agricole, tournée vers des cultures fortement consommatrices d’eau comme le myrtillier, la pastèque, l’avocat, le melon ou certaines variétés maraî chères destinées à l’export, a accéléré l’épuisement des nappes. La pression est telle que certaines régions voient leurs puits se tarir en plein été, compromettant à la fois la consommation des ménages et la survie des petits exploitants. L’industrialisation et la croissance démographique, elles, alimen tent une demande croissante, sans que les in frastructures de stockage et de distribution aient suivi le rythme.
A ces pressions s’ajoutent des vulnérabi lités liées à la gouvernance. Le passage de la gestion des réseaux d’eau potable aux socié tés régionales pluridisciplinaires, censé mo derniser le service, s’accompagne de difficultés de transition. Les canalisations vieillissantes, parfois sabotées pour des pré lèvements illégaux, subissent un déficit de maintenance. Certaines zones se retrouvent sans eau non par faute de ressource, mais par absence de réparation rapide ou de pla nification efficace. Dans ce contexte, chaque panne prend des allures de drame quotidien. La situation n’en est que plus paradoxale lorsqu’on la met en regard des grands chan tiers lancés à l’échelle nationale. Le Maroc a déjà engagé des investissements colossaux dans le dessalement de l’eau de mer, dans l’interconnexion des bassins hydrauliques et dans la réutilisation des eaux usées traitées. Un plan de 145 milliards de dirhams, voulu comme un tournant stratégique, vise à sécu riser l’approvisionnement des villes et à ré duire la dépendance aux caprices du climat. Mais ces programmes, encore en phase de déploiement, peinent à répondre à l’urgence immédiate vécue par les populations.
Derrière ces tensions, une question cru ciale émerge : celle de l’équité dans l’accès à l’eau. Si la ressource devient rare, qui doit en être prioritairement bénéficiaire ? Les mé nages urbains, qui réclament leur droit à un minimum vital ? Les agriculteurs, qui dépen dent de l’irrigation pour survivre mais dont certains modèles de culture accentuent la pé nurie ? Les zones touristiques, dont la pros périté repose sur l’abondance d’eau dans les piscines et les hôtels ? Le Maroc, comme d’autres pays confrontés à la rareté, devra ar bitrer. Non plus seulement en termes de technique et d’ingénierie, mais aussi en termes de justice sociale et de choix de so ciété.
Ce débat prend d’autant plus d’impor tance que la crise hydrique agit comme un révélateur de fractures plus larges. Elle met en lumière les inégalités territoriales, où les villages isolés et les quartiers modestes paient le prix fort. Elle expose les limites d’un modèle agricole qui a longtemps misé sur l’abondance de la ressource. Elle inter roge enfin la capacité de l’Etat et de ses ins titutions à anticiper et à gérer une situation qui, loin d’être conjoncturelle, s’installe dans la durée. Les témoignages des habitants de Souk El Arbaa, de Sidi Slimane, de Sidi Rahal ou de Chefchaouen ne sont pas de simples plaintes locales. Ils dessinent les contours d’une problématique nationale appelée à s’aggraver si elle n’est pas traitée avec luci dité et fermeté. Et dans un pays où l’eau est depuis toujours synonyme de vie, d’agricul ture et de stabilité, voir cette ressource de venir source de colère doit alerter bien au-delà des foyers touchés.
Le Maroc est à la croisée des chemins. La question n’est plus de savoir si le pays doit repenser son rapport à l’eau, mais à quelle vitesse et avec quelle audace il saura le faire. L’avenir ne se jouera pas unique ment dans les grands projets de dessalement ou dans les annonces de milliards investis. Il se décidera aussi dans la rigueur de la gestion quotidienne, dans la transparence face aux citoyens et dans la capacité à instaurer une gouvernance de l’eau qui soit à la fois mo derne, équitable et adaptée aux réalités cli matiques. Car l’eau, au Maroc comme ailleurs, n’est pas qu’une ressource : c’est un pacte social.
Mehdi Ouassat
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