Ces organisations, majoritairement européennes, monopolisent l’essentiel des financements et imposent leurs priorités, souvent sans véritable concertation avec les collectivités territoriales et les associations marocaines.
Cette dynamique crée un système où l’expertise technique des ONG internationales prévaut, tandis que les acteurs de terrain — pourtant les plus proches des besoins réels des migrants — se trouvent marginalisés. Les interventions prennent alors une forme bureaucratique, déconnectée des réalités locales et largement orientée par des agendas externes.
Cette suprématie entrave l’appropriation locale des projets, limite leur impact durable et freine l’émergence d’une véritable politique d’intégration portée par les communautés marocaines elles-mêmes.
Tirée de l’enquête menée par Migrapress, cette analyse remonte la chaîne de responsabilités, décrypte les mécanismes de financement et donne la parole à ceux qui, au quotidien, subissent les effets de ce déséquilibre structurel.
Une gouvernance multi-niveaux et externalisée de la gestion migratoire au Maroc
La coopération migratoire entre l’Union européenne (UE) et le Maroc s’appuie sur un cadre stratégique consolidé depuis le Partenariat pour la mobilité signé en 2013. Présenté comme le socle politique de la relation bilatérale, il combine mobilité légale, lutte contre la migration irrégulière, mécanismes de retour et intégration de la migration dans les politiques de développement.
En juillet 2022, cette collaboration s’est renforcée avec un Partenariat opérationnel contre le trafic de migrants, visant à améliorer la gestion des frontières, intensifier la coopération policière et soutenir des actions de sensibilisation, en lien étroit avec les agences européennes.
Sur le plan financier, l’UE a alloué 500 millions d’euros pour 2021–2027 afin de soutenir la SNIA, la protection des migrants, la lutte contre la traite et la sécurisation des frontières.
Une grande partie des financements européens transitant par les agences internationales sert à contrôler les flux, renforcer les frontières ou appuyer les retours volontaires (ex. Facility for Migrant Protection & Reintegration de l’IOM).
Les ONG internationales — souvent mandatées par l’UE — travaillent selon des cadres de résultats, indicateurs et logiques de projet qui priorisent les « livrables » (nombre de retours, formations, bénéficiaires assistés) plutôt que les besoins individuels ou communautaires. Les projets sont rarement conçus à partir d’un diagnostic participatif. Les migrants, y compris les Subsahariens installés au Maroc, sont bénéficiaires passifs plus que coacteurs des programmes. Ce qui nourrit un sentiment d’infantilisation et d’instrumentalisation chez les migrants qui deviennent des “cas à gérer” plutôt que des citoyens en devenir. En effet, l’un des effets les plus visibles des appels à projets européens est la priorité accordée aux données quantitatives dans le suivi et l’évaluation des projets.
Un autre enjeu majeur réside dans le fait que les ONG et ONGI collectent de grandes quantités de données sensibles, les intègrent ensuite dans leurs rapports, sans réelle garantie sur la manière dont ces données seront utilisées, stockées, ou partagées. Or, dans un contexte où la migration est hautement politisée, la circulation de ces données — parfois nominatives ou géolocalisées — pose de sérieux risques éthiques.
La pression des bailleurs pour produire des chiffres incite donc les ONG à accumuler des données sans toujours interroger leur finalité, leur sécurisation ou leur impact sur les personnes concernées. Pis, cette pression conduit à la marginalisation des approches qualitatives pourtant essentielles pour comprendre les motivations migratoires, les dynamiques locales, les rapports de pouvoir, les trajectoires individuelles et les stratégies d’adaptation des migrants. Ces aspects sont relégués au second plan car ils ne sont pas facilement quantifiables et donc difficilement valorisables dans les KPI. Cela crée une forme de cécité structurelle où ce qui ne se compte pas… n’existe pas pour les bailleurs.
L’Union européenne impose également ses priorités géographiques dictées par la logique du contrôle plutôt que par les besoins locaux. Les financements se concentrent quasi exclusivement sur les zones frontalières, les régions de passage et les espaces où la présence de migrants en transit est forte.
Ce mode de sélection reproduit donc une hiérarchie subtile : les
ONG locales participent, mais rarement à égalité
Ce choix reflète une stratégie claire, à savoir contenir, surveiller et gérer les flux migratoires aux marges du territoire marocain, avant qu’ils n’approchent les frontières européennes. Ainsi, ce ne sont pas les besoins des associations locales, ni les attentes des collectivités, ni les réalités sociales internes au Maroc qui définissent les priorités, mais bien les préoccupations sécuritaires européennes. Du coup, les ONG sont contraintes de s’aligner pour éviter d’être exclues du financement.
Les ONG internationales et locales sont de facto incitées à travailler dans ces zones “prioritaires”, car tout projet implanté ailleurs est jugé “non pertinent”, “hors champ stratégique” ou directement inéligible au financement.
ONG marocaines : de simples exécutantes dans la machine de la coopération migratoire
Les ONG marocaines interviennent principalement comme exécutantes partenaires locaux — elles assurent la mise en œuvre opérationnelle (sensibilisation, assistance juridique, services sociaux, réinsertion, hébergement). Elles sont fréquemment sous-bénéficiaires de financements gérés par l’IOM, les agences onusiennes ou les ONG internationales. Plusieurs enquêtes et rapports indiquent que les ONG locales ont un accès limité aux larges contrats directs, reçoivent des sous-subventions plus petites, et sont parfois marginalisées dans la conception des projets.
En fait, l’architecture de financement favorise souvent des implémenteurs internationaux et des actions orientées «sécurité/contrôle» plutôt que des approches centrées sur les droits et l’autonomisation locale, ce qui peut réduire l’espace et la voix des ONG marocaines.
«Le processus d’accès au financement se fait, en apparence, selon des procédures standards : les associations marocaines répondent à des appels à projets, nationaux ou internationaux, et celles qui remplissent les critères techniques et administratifs sont sélectionnées. Ce mode de fonctionnement, identique avec les bailleurs étrangers comme avec les institutions marocaines, donne l’image d’un système transparent et compétitif, fondé sur la logique du mérite et de la conformité aux cahiers des charges», indique A.D[[1]]url:#_ftn1 , cadre dirigeant dans une association marocaine. Et de poursuivre : « Cependant, derrière cette apparente neutralité, le partenariat est structuré par des rapports de pouvoir implicites. Une fois retenues, les associations signent une convention de collaboration qui délimite les missions, responsabilités et obligations de chaque partie.
Si, en théorie, «personne n’impose son point de vue», dans la pratique, la capacité d’influence dépend fortement du statut de l’association. Les structures locales ou de taille moyenne jouent souvent le rôle de demandeurs, exécutant des activités préétablies selon les priorités du bailleur. Les organisations plus expérimentées ou disposant de réseaux internationaux agissent comme codemandeurs, capables de négocier certains aspects du projet, voire de coproduire la conception et d’influer sur les orientations stratégiques».
«Ce mode de sélection reproduit donc une hiérarchie subtile : les ONG locales participent, mais rarement à égalité. Leur marge de manœuvre reste limitée à l’exécution opérationnelle, tandis que les ONG internationales, mieux dotées techniquement et financièrement, conservent le monopole de la conception et de la gouvernance des projets», souligne-t-il. Et de constater : «Ainsi, si le cadre formel des appels à projets garantit une certaine équité administrative, il n’élimine pas les déséquilibres de pouvoir et de légitimité qui façonnent la coopération dans le domaine migratoire. L’enjeu pour les associations marocaines reste donc de passer du statut d’exécutant à celui d’acteur stratégique, capable de proposer, de négocier et d’influencer la définition même des politiques financées».
Pour comprendre cette situation, M.T, consultant marocain en migration, qui a sollicité l’anonymat, rappelle qu’il faut revenir à l’année 2014, considérée, selon lui, comme un tournant majeur dans la coopération entre l’UE et les acteurs marocains sur la question migratoire. «A partir de cette année, la dynamique associative, jusque-là dominée par le plaidoyer pour les droits fondamentaux des migrants — lutte contre le refoulement, appels à la régularisation, dénonciation des violences policières —, a progressivement cédé la place à une approche axée sur l’intégration. Cette réorientation qui s’inscrit dans le sillage de la SNIA, lancée par le Maroc en 2014, et visant des objectifs plus opérationnels (accès à l’emploi, à l’éducation, à la santé, à la formation et à la participation sociale des migrants), a totalement refaçonné la manière dont les projets européens sont conçus, financés et mis en œuvre».
Un partenariat sous tutelle : la gouvernance européenne des projets migratoires au Maroc
« L’Union européenne exige depuis cette date de fortes garanties de la part des associations bénéficiaires : solvabilité, expérience préalable, capacité de gestion de budgets dépassant le million d’euros, systèmes comptables certifiés, et maîtrise des procédures administratives complexes. Ces critères, bien qu’ils visent la transparence et la bonne gouvernance, ont un effet d’exclusion immédiat pour la majorité des associations marocaines, souvent petites, sous-financées, et peu familières avec les normes bureaucratiques européennes », nous a-t-il révélé. Et de constater que « ce sont les ONG européennes bien établies — françaises, espagnoles, belges ou italiennes — qui endossent presque systématiquement le rôle de chef de file dans les projets migratoires. Elles possèdent déjà une longue expérience de coopération avec la Délégation de l’UE, maîtrisent ses outils de reporting, et disposent de personnels qualifiés capables de gérer la complexité financière et administrative des programmes européens».
Même dans le cadre des consortiums conçus comme un modèle partenarial où elles s’associent à des ONG de taille moyenne et à des organisations locales marocaines ou subsahariennes pour répondre aux appels à projets, le déséquilibre reste de mise. «Ce mode de fonctionnement, appelé “financement en cascade”, crée une chaîne de responsabilités et de sous-traitance : le chef de file européen reçoit le financement principal, assure la gestion, puis redistribue des sous-budgets à ses partenaires pour exécuter des activités spécifiques», précise M.T. «Ce schéma n’est pas aléatoire, poursuit-il. Il repose sur une logique d’efficacité et de spécialisation. Lorsqu’un projet exige une expertise pointue — par exemple dans la lutte contre la traite des êtres humains, la protection juridique ou l’accompagnement psychosocial —, les ONG européennes sélectionnent leurs partenaires locaux en fonction de leur expérience de terrain ou de leur implantation géographique (Oujda, Nador, Tanger, Casablanca…) », indique-t-il.
« Mais dans les faits, poursuit-il, cette architecture renforce également une forme de dépendance structurelle : les associations marocaines, cantonnées à un rôle d’exécutantes, n’ont qu’une marge de manœuvre limitée sur la conception des projets, les budgets ou les orientations stratégiques. Elles deviennent prestataires de mise en œuvre plutôt que co-décisionnaires. A noter également que ce modèle de sous-traitance crée une hiérarchie entre ONG locales : celles qui ont un réseau international ou une maîtrise des appels à projets accèdent plus facilement aux fonds, tandis que les petites associations communautaires (souvent proches des migrants eux-mêmes) sont exclues ».
« Face à ces contraintes, les associations marocaines choisissent souvent la voie pragmatique. Elles acceptent les règles du jeu européen et s’intègrent dans les consortiums existants. Cette position leur permet de gagner en visibilité, en expertise et en légitimité institutionnelle, au prix d’une autonomie réduite. Certaines y voient une opportunité de professionnalisation; d’autres y lisent une forme subtile de néo-colonialisme institutionnel, où l’agenda migratoire du Maroc est redéfini depuis Bruxelles», témoigne M.T.
De l’aide conditionnée à la coopération sous contrôle : le Maroc redéfinit ses rapports avec l’Union européenne
La relation entre le Maroc et l’UE en matière de financement des politiques migratoires ressemble moins à un long fleuve tranquille qu’à une succession de courants contraires, oscillant entre coopération stratégique et méfiance réciproque. Si Bruxelles présente souvent ce partenariat comme un modèle de “gestion partagée des migrations”, les coulisses révèlent une réalité plus complexe, marquée par des désaccords profonds sur la conception, la mise en œuvre et les priorités des projets financés.
Selon une source proche du dossier, ayant requis l’anonymat, l’UE arrive fréquemment avec des programmes déjà ficelés, élaborés dans des bureaux d’études basés à Bruxelles, Madrid ou Paris, et pensés avant tout selon les impératifs européens : limiter les arrivées irrégulières, renforcer le contrôle des frontières, faciliter les retours dits “volontaires” ou sécuriser les zones de transit. Ces projets sont souvent portés par des équipes majoritairement européennes, parfois sans réelle connaissance des dynamiques locales, ni implication des acteurs marocains — qu’ils soient institutionnels ou associatifs. Face à cette approche technocratique, poursuit notre source, les autorités marocaines défendent une vision souveraine de la coopération migratoire. Elles insistent pour que chaque projet soit aligné sur les besoins du terrain marocain, c’est-à-dire sur les priorités fixées par la SNIA.
Ainsi et derrière les discours diplomatiques sur le “partenariat équilibré”, se cache donc une asymétrie structurelle
Pour Rabat, il ne s’agit pas simplement d’obtenir des financements européens, mais de s’assurer que ces ressources s’intègrent dans un cadre cohérent, respectueux des choix politiques nationaux et des réalités sociales locales. «Le Maroc n’a pas besoin de l’argent de l’UE, il a besoin de son expertise et de son accompagnement technique», confie un haut responsable. Et de poursuivre : «Autrement dit, le Royaume refuse d’être traité comme un simple bénéficiaire, ou pire, comme un maillon sous-traitant du contrôle migratoire européen. Il revendique un rôle de partenaire à part entière, capable de définir ses priorités, ses besoins et ses méthodes d’intervention ».
Toujours selon ce haut responsable marocain, cette position s’explique par un contexte plus large. «Depuis une décennie, le Maroc cherche à s’émanciper du schéma d’aide conditionnée, pour affirmer son leadership régional en matière de gestion migratoire. Il se présente comme un pays d’accueil et de transit, doté d’une politique volontariste d’intégration des migrants, et non comme une simple zone-tampon servant à retenir les flux africains vers l’Europe », a-t-il indiqué. Et de nuancer : «Mais sur le terrain, cette volonté d’appropriation marocaine se heurte à la rigidité du système européen de financement. Les procédures du NDICI (Instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale) imposent un pilotage lourd, une centralisation à Bruxelles, et un recours systématique à des agences internationales (OIM, ICMPD, GIZ) pour la mise en œuvre. Résultat : la marge de manœuvre des institutions marocaines — ministères, agences nationales, voire ONG locales — demeure limitée ».
« Ainsi et derrière les discours diplomatiques sur le “partenariat équilibré”, se cache donc une asymétrie structurelle : l’Europe détient le contrôle des ressources et du calendrier, tandis que le Maroc tente d’en redéfinir le sens et les usages. Cette tension produit un effet d’attraction-répulsion permanent : Bruxelles a besoin du Maroc comme rempart géopolitique, tandis que Rabat utilise cette dépendance pour imposer sa souveraineté narrative et politique sur la question migratoire » résume-t-il.
Toutefois, M.T considère que le Maroc n’est plus un partenaire passif. D’après lui, Rabat maîtrise le cadre de coopération, fixe les limites et oriente les priorités. « Dans chaque projet européen lié à la migration, les autorités marocaines interviennent en amont, en définissant le contenu, le calendrier et les modalités de mise en œuvre, mais aussi en validant les équipes intervenantes et les thématiques d’action », rappelle-t-il. Et de poursuivre : « En d’autres termes, Rabat accepte les projets qui servent ses priorités (intégration, formation, développement territorial, gestion concertée des frontières), et rejette ou neutralise ceux qui peuvent fragiliser son autorité ou donner trop d’autonomie aux acteurs non étatiques en délimitant le champ d’action de l’UE, en déterminant ce qui relève de la coopération acceptable et ce qui empiète sur la souveraineté nationale. Cette position reflète un équilibre diplomatique finement calculé. Le Maroc sait qu’il est indispensable pour l’Europe : pivot géographique entre l’Afrique et le continent européen, acteur clé du contrôle migratoire en Méditerranée occidentale, et modèle de “stabilité” dans une région traversée par les crises. Cette centralité géostratégique offre au pays une marge de négociation sans précédent ».
Même évaluation de la part de cet autre haut responsable marocain, qui soutient que face à une UE soucieuse de contenir les flux migratoires, Rabat manie avec habileté la diplomatie du levier migratoire — coopérant quand cela sert ses intérêts, freinant ou conditionnant son engagement quand il le juge nécessaire. « Ainsi, dans les négociations sur les projets financés par l’UE, les autorités marocaines ne se contentent plus d’accepter des programmes clés en main. Elles exigent que ces programmes soient conformes aux priorités nationales, en particulier à la SNIA. Elles veillent à ce que les thématiques sensibles — comme la gestion des frontières, le retour des migrants ou la surveillance territoriale — soient traitées selon leurs propres termes, sans transfert de compétence ni ingérence dans les choix politiques internes », nous a-t-il affirmé. Et de préciser : « Cette posture ne relève pas de la simple affirmation souveraine; elle traduit une maîtrise technique et politique approfondie du dossier migratoire. Les hauts fonctionnaires marocains en charge du dossier — qu’ils appartiennent aux ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères ou aux départements sectoriels concernés — maîtrisent parfaitement les mécanismes européens : le langage institutionnel de la coopération, la logique budgétaire du NDICI, les modes d’allocation et les contraintes politiques des Etats membres. Cette expertise accumulée depuis 2014 a permis au Maroc de passer d’une position de demandeur à celle de co-architecte des politiques migratoires partagées ».
«C’est une approche qu’on peut qualifier de “coopération sous contrôle” — un modèle où l’Etat marocain reste l’interlocuteur exclusif de l’UE et filtre les initiatives de la société civile selon des considérations politiques et institutionnelles. Cette capacité à « fixer les règles du jeu » témoigne d’un rapport de forces inversé : là où l’Union européenne conditionnait autrefois son aide à la coopération migratoire, le Maroc est désormais en mesure de conditionner sa coopération à la reconnaissance de sa souveraineté et de ses priorités internes. En clair, Rabat ne négocie plus seulement les montants, mais aussi le sens et les limites de la coopération elle-même», conclut un haut responsable marocain.
Hassan Bentaleb
1: Je tiens à préciser que tous nos interlocuteurs ont souhaité garder l’anonymat, invoquant soit leur droit à la confidentialité, soit des réserves d’ordre professionnel




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