Cette habitante de Rio de Janeiro, dont le prénom a été modifié pour préserver son anonymat, est loin d’être un cas isolé au Brésil: le ministre des Finances Fernando Haddad évoque une « pandémie ».
Dans l’urgence, les pouvoirs publics cherchent à encadrer une activité qui opère pratiquement sans garde-fous depuis 2018.
Les paris en ligne « vont vider les frigos de Brésiliens », a alerté Joao Pedro Nascimento, président de la CVM, l’autorité boursière de la première économie d’Amérique latine.
Les « bets » (paris, en anglais), comme sont connus au Brésil les sites qui proposent de miser sur des rencontres sportives, mais aussi sur des jeux comme Fortune Tiger ou Aviator, auquel jouait Fernanda, comptent environ 24 millions d’adeptes dans ce pays de 212 millions d’habitants, selon la Banque centrale.
Ils y sponsorisent la plupart des grands clubs de football et inondent télé et réseaux sociaux de publicités avec des stars comme le footballeur Vinicius.
La presse fait ses gros titres sur des scandales de blanchiment d’argent présumé impliquant des sites illégaux.
Une étude récente de la Banque centrale a fait l’effet d’une bombe.
Elle a révélé que cinq millions de bénéficiaires de la Bolsa Familia, l’allocation versée aux familles les plus pauvres, ont effectué des virements d’un montant total de trois milliards de réais (environ 500 millions d’euros) sur des sites de paris en août.
Cela représente un quart des bénéficiaires, et près d’un cinquième des versements du programme social phare du gouvernement ce mois-ci.
« De nombreuses personnes pauvres s’endettent en tentant de gagner de l’argent avec des paris. Il va falloir réguler, sinon nous aurons bientôt un casino dans la cuisine de chaque foyer », a déclaré fin septembre le président de gauche Luiz Inacio Lula da Silva.
Casinos et autres jeux d’argent sont interdits au Brésil depuis 1941. Mais en 2018 une loi a autorisé le fonctionnement de sites de paris en ligne, à condition que l’activité soit réglementée – et soumise à fiscalité – par la suite.
Mais cette réglementation — qui comprend par exemple l’interdiction de jouer pour les mineurs — n’entrera en vigueur que le 1er janvier.
En attendant, plusieurs centaines de « bets » fonctionnent sans règles, sans payer d’impôt, et un grand nombre d’entre eux sont basés à l’étranger, notamment dans des paradis fiscaux.
Un premier écrémage a eu lieu la semaine dernière, avec l’annonce d’une liste de plus de 200 sites qui se sont engagés à se soumettre à la régulation en 2025. L’accès à environ 2.000 sites non conformes doit être bloqué à partir du vendredi 11 octobre.
Le ministre Haddad compte par ailleurs en finir avec la publicité des « bets », leur imposant les mêmes restrictions qu’au tabac ou aux boissons alcoolisées, pour mettre fin au « harcèlement télévisé ».
Pour Hermano Tavares, coordinateur d’un programme de traitement de joueurs compulsifs de l’Institut de psychiatrie de l’hôpital de l’Université de Sao Paulo (USP), la régulation doit être axée sur la santé mentale des usagers.
« Ce que l’Etat peut gagner en recettes d’impôt, il peut le perdre en surcharge du système de santé », alerte-t-il.
Le nombre de patients de son programme a fortement augmenté depuis 2018, mais il a surtout constaté « une explosion » à partir de la Coupe du monde de football de 2022, avec des patients « bien plus jeunes qu’auparavant, surtout des trentenaires ».
« Certaines personnes souffrent de troubles d’anxiété ou de dépression qui peuvent favoriser » le jeu compulsif, explique Anna Lucia King, fondatrice de l’Institut Delete, où Fernanda est traitée depuis plusieurs semaines, au sein du campus de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ).
« C’est l’une des addictions les plus dangereuses, après le crack », dit André Rolim, ancien joueur compulsif de 39 ans.
Issu d’une famille aisée de Fortaleza (nord-est), cet ingénieur de formation s’est retrouvé criblé de dettes et dit avoir eu « des pensées suicidaires », avant de suivre un long traitement.
L’Association nationale des jeux et loteries (ANJL), qui représente certains grands sites de paris, affirme dans un communiqué envoyé à l’AFP que « les problèmes de compulsion liés aux paris en ligne n’atteignent qu’une petite partie du total des joueurs (…), de l’ordre de 1 à 1,5% ».
Elle reconnaît néanmoins que ces cas « sont extrêmement préjudiciables pour les parieurs et ceux qui les côtoient » et dit « être en discussions avec des ONG qui oeuvrent dans le soutien psychologique et le traitement de joueurs compulsifs, en vue de partenariats visant à la prévention ».
Fernanda a vu sa soeur lui « arracher le téléphone des mains » et le confisquer pour qu’elle s’arrête de jouer: « Sans ma famille, je ne m’en serais jamais sortie ».
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